par Bernard Juillet
L’identité savoyarde est-elle un fantasme?
A l’évidence non et cette expression polémique parue dans un magazine il y a quelques années m’avait beaucoup choqué parce qu’elle témoignait d’une méconnaissance profonde de la réalité de ce territoire. L’identité savoyarde conjugue une vision du monde élaborée pendant des siècles de vie pastorale et le souvenir d’une histoire très récente où la Savoie était non pas un État souverain mais une province de langue et de culture minoritaire au sein d’un royaume multiculturel. Cela veut dire qu’il existe une partie importante de la population, à laquelle il faut ajouter une diaspora nationale et mondiale non négligeable qui se reconnaît comme « savoyarde ». Ce n’est pas parce que la Savoie s’est profondément transformée au cours de ces dernières années que cette réalité a disparu.
Ajoutons que ce sentiment reste discret. L’amour profond du savoyard pour la Savoie est rarement ostentatoire et tient plus du sentiment intime que d’une conviction nationaliste.
Aujourd’hui où « être de quelque part» est devenu non seulement bien rare mais aussi un peu suspect, je suis fier de vivre dans ce village de l’Albanais qui fut depuis des siècles celui de mes ancêtres maternels. J’habite dans leur maison et je me sens attaché à un lieu, réuni par des fils invisibles à ceux qui y ont vécu, saison après saison, chaque hiver ramenant une neige que le Chéran emportait le printemps suivant.
Et même si ma petite patrie est effectivement pour une part rêvée et fantasmée, elle est devenue bien réelle au fur et à mesure que s’y déroulaient toutes ces années où j’ai bénéficié du rare privilège de «vivre et travailler au pays» comme on disait au temps du Larzac. Si les échos assourdis de la jeunesse, sont toujours là pour titiller l’imaginaire et la nostalgie, ils sont largement recouverts par les expériences de l’adulte. Il y a longtemps que je ne lis plus mes souvenirs de communale, du caté ou de la fruitière dans un livre aux couleurs d’un passé idyllique façon Grand Meaulnes. Aujourd’hui, l’âge venu, s’y surimpriment tous les changements que j’ai vu s’opérer sous mes yeux pour le meilleur et pour le pire, durant quarante années. La Savoie que j’aime c’est la Savoie d’aujourd’hui, celle que je partage avec mon épouse, stéphanoise d’origine et mes amis qui viennent du Midi, des Vosges , du Nord et même, le croiriez-vous ? De Paris!
Qui est savoyard ?
Bien souvent au hasard d’une randonnée ou au cours d’une fin d’un repas surgit LA question « Qui est savoyard ici ? ». On rit quand on constate que les personnes nées sur place sont ultra minoritaires puis les conversations commencent et on s’aperçoit que les choix divergent. Il y a ceux -c’est bien leur droit- qui s’accrochent à une pointe d’accent occitan pour refuser d’abandonner une identité avec laquelle ils ont pourtant coupé les ponts depuis longtemps. D’autres ont adopté la montagne ou ont été adoptés par elle. Certains s’en moquent carrément parce qu’ils se sentent de nulle part ou parce qu’ils sont bien partout où ils rigolent, comme les Ch’tis qui concilient allègrement les Allobroges et le p’tit Quinquin. Et cependant, passés les clichés sur la « froideur des indigènes qui mettent du temps à accepter les nouveaux venus »-, on arrive en général à la même conclusion: est savoyard celui qui se reconnaît Savoyard.
Il y a quelques années un excellent petit ouvrage intitulé « Je suis noir et je n’aime pas le manioc » a connu un bon succès de librairie. L’auteur, Gaston Kelman, y explique que ce qui conditionne l’appartenance à une citoyenneté c’est l’hérédité, le lieu de naissance mais aussi le choix de vie parce qu’en définitive « ce qui détermine mon existence ce n’est pas tant d’où je viens que ce que je deviens » Pas besoin d’aligner seize quartiers d’ascendance savoyarde pour être Savoyard. Cette conception ethnique qui fut, pourquoi le nier, celle des premiers régionalistes et qui choque aujourd’hui à juste raison devient d’ailleurs parfaitement ridicule eu égard à l’important brassage de population qui a rendu les nouveaux arrivants majoritaires. Cette «immigration massive» s’est effectuée de manière très consensuelle puisque liée à un dynamisme économique générateur d’un développement dont les natifs ont plus que largement profité. Il est donc aberrant de parler de « colonialisme » comme le font ceux qui ont voulu, en décalquant les schémas idéologiques des années soixante, assimiler les régions victimes du centralisme parisiens aux peuples opprimés du tiers monde. L’analogie avec les colonisés, déjà très discutable quand il s’agit d’analyser la situation de territoires de la République pourtant maintenus longtemps dans un sous-développement chronique, devient franchement ridicule quand il s’agit de la Savoie. On comprend bien que cette falsification des concepts est une conséquence directe de la thèse du fantasme puisque refuser à quelqu’un son identité est le plus sûr moyen de le pousser à l’outrance mais il est certain qu’elle provoque inévitablement l’indignation des nouveaux arrivants qui en déduiront fort logiquement : «puisqu’on me considère comme un colon, tôt ou tard on va me dire de retourner chez moi».
Qu’est-ce qu’un Savoyard ?
Nous ne sommes certes pas des Indiens étrangers dans notre propre pays. Mais ce n’est pas pour autant que certains doivent s’autoriser à se conduire comme des Cow-boys. Les prédateurs ont été nombreux: Anglais fortunés à Chamonix, émirs arabes au bord du Léman (un arabe riche n’est pas un immigré, c’est un investisseur) que leur force de frappe monétaire autorise à être partout chez eux ou bons gaulois comme cet ancien pilote de rallye qui s’est fait construire en toute illégalité et par hélicoptère un joli chalet dans le désert de Platé. Ils sont des milliers à trouver très jolie la Savoie où ils ne viennent que quelques jours par an. Encore ceux-ci peuvent-ils dire à l’instar des fumeurs de joint : « c’est juste pour ma consommation personnelle » mais que dire de tous les dealers : agents immobiliers, promoteurs, décideurs des stations, élus parfois qui ne voient dans la montagne et les lacs que d’immenses terrains de jeux potentiels susceptibles de faire tourner la pompe à fric.
J’accuse ceux-là non seulement de piller et de détruire nos richesses naturelles, mais également de nous fabriquer une identité de pacotille pour remplacer la vraie, celle que la République française a effacée
Pour en revenir au livre de Gaston Kelman dont chaque chapitre est un petit missile contre les idées reçues, j’aimerais l’imiter et commettre un ouvrage à sa manière: « Je suis savoyard et je n’aime pas le ski », « Je suis savoyard et je ne me nourris pas de tartiflette »… Je sais bien qu’il faut des stéréotypes pour donner des repères aux gens et qu’à tout prendre il vaut mieux passer pour un surfeur des neiges que pour un ramoneur ou un crétin des Alpes mais après avoir été bougnoulisés pendant des lustres qu’avons-nous vraiment gagné à être frison-rochifiés ? Les communicants qui ont bouffé trente millions d’euros dans la récente pantalonnade de la candidature d’Annecy aux JO 2018 n’ont pas eu à trop se fatiguer. Ils ont juste repris ce dans quoi nous baignons depuis trente ans. La compète, le sport, les winners. Si c’est ça la Savoie nouvelle…
Les Savoyards et la Savoie
L’identité savoyarde, on le sait est plus ressentie que définie. La meilleur manière de la découvrir est de s’exiler fût-ce temporairement. On peut quand même sans trop de mal en retrouver l’essence quand on sait que le paysage est indissociable des hommes qui l’ont façonné à travers une agriculture de subsistance.
Avant d’être belle la montagne était rude. Avant de connaître «la qualité de vie», on y a surtout connu la lutte pour la vie. Il en est résulté chez le Savoyard un mélange contradictoire en apparence. L’obligation du travail et de l’effort lui a conféré une bonne dose d’individualisme basée sur la certitude qu’on n’a rien sans rien et qu’il faut surtout compter sur soi. Inversement l’adhésion à des valeurs communautaires de solidarité est innée chez lui car on ne peut pas survivre seul dans une nature hostile. Cette dernière particularité, renforcée bien sûr par la religion, explique une certaine modestie et une attention portée au regard des autres laquelle a engendré le respect de l’éthique et de la loi pour le meilleur et un certain conformisme pour le pire. Fidèle sujet du roi, même s’il supportait mal l’administration piémontaise, votant oui à l’annexion quand les curés et les autorités le lui ont demandé, à la foi bon chrétien et bon républicain, radical avant la guerre et votant à droite ensuite, le Savoyard est un légitimiste qui privilégie la stabilité politique à condition qu’elle lui assure la prospérité tant est encore vivant le souvenir des vaches maigres et de l’émigration forcée. Ce pragmatisme légendaire lui a toujours fait préférer le concret aux discours. Il a adopté sans protester l’Histoire édulcorée de son pays qu’a cru bon d’enseigner la République et s’il n’ignore pas totalement que la croix de Savoie renvoie à une histoire millénaire il a de plus en plus tendance à la considérer comme un logo, une marque déposée pour valoriser des produits agricoles et touristiques.
Entre le développement touristique, l’inventivité industrielle et la modernisation agricole, les Savoyards ont beaucoup semé et beaucoup récolté. Or pendant ce temps leur pays se dissolvait dans la modernité. Le sentiment d’appartenance communautaire qui semblait aller de soi et qui coexistait avec une vraie adhésion aux valeurs et aux institutions de la France s’éloigne maintenant à toute allure. Il a pratiquement disparu en ville et ne subsiste -pour combien de temps encore ?- que dans les zones rurales et montagnardes lesquelles reculent chaque année un peu plus devant l’urbanisation et la rurbanisation.
Demain la Savoie
Même si les théoriciens de la post- modernité (1) annoncent l’ émergence du sentiment d’appartenance comme moteur de la société, les gens sérieux n’en finissent pas d’annoncer la disparition de la Savoie, Tu vois bien, me dit-on, que le patois est en coma dépassé, le folklore ringardisé, tu vois bien que les perspectives politiques sont sans cesse ajournées. …Oui, je vois bien, Et capoé ?! (2) Le repli, la théorie du déclin, c’est bon pour les grands pays. Un état-nation peut disparaître, mais une identité ?.
Contrairement à Morvan Lebesque qui dit avoir longtemps ignoré qu’il était Breton (3), j’ai toujours su que j’étais Savoyard et je sais que je ne suis pas le seul. Aujourd’hui des milliers de Savoyards d’origine ou d’adoption, ensemble dans diverses associations ou bien seuls dans leur coin, entretiennent précieusement cette vieille idée qui ne veut pas mourir. Je fais le pari que demain ils seront de plus en plus nombreux à se rassembler pour bâtir une Savoie moderne, ouverte, fraternelle, écolo. Comme la Bretagne, la Savoie «n’a pas de papier, elle n’existe que parce qu’à chaque génération des hommes se reconnaissent Savoyards».
(1)Michel Maffesoli, l’homme postmoderne
(2) «Et après»? Devise légendaire des habitants de Rumilly, refusant de se rendre aux troupes de Louis XIII.
(3) Morvan Lebesque, la Découverte ou l’Ignorance
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