« – Si au moins nous gens du voyage et vous qui ne l’êtes pas, commencions cette fois pour de bon à nous écouter… »
L’été est toujours un moment où des hommes politiques d’envergure nationale, mais de petite valeur sur le plan humain, visent le buzz de l’été en lançant une opération douteuse : charters, expulsions, ou autres mots douteux envers certaines communautés. Les difficultés de coexistences entre sédentaires et gens du voyages existent certes, et il n’est pas notre intention de les nier. Néanmoins ce n’est jamais en stigmatisant, mais en faisant preuve de compréhension mutuelle que les solutions durables émergent.
Sur le site du Mouvement Région Savoie, nous reproduisons ce mois-ci, ce bel article de Nicole Margot, publié en mai 2010 dans la revue Etnismo. Ce texte est directement inspiré par l’un des membres les plus fidèle du MRS (il est adhérent depuis sa création en 1972) : Alain Fayard, à la fois Rom et Savoyard.
« GENS DU VOYAGE ». Je m’arrête déjà à ce terme qui nécessite quelques explications. Cette expression très utilisée en français ne semble pourtant pas très internationale. Selon un article de Wikipedia sur ce thème, elle est apparue en 1972 dans le texte de deux décrets français se référant à la loi de 1969 sur l’activité des travailleurs migrants. Alain Fayard, l’ami rom que je viens de mentionner confirme cela : «Jusqu’en 1969 les travailleurs migrants devaient posséder “une carte anthropologique” avec l’indication : nomade. En 1969 une nouvelle loi entrée en vigueur en 1971 a remplacé cette “carte anthropologique” par un “livret de circulation” obligatoire dans lequel l’expression -nomade- a été remplacée par celle de -gens du voyage-.»
Il faut comprendre que dans un pays comme la France où la notion d’ethnie n’est pas concevable hors de l’ethnie française, on doive trouver un terme non ethnique pour nommer une ethnie. Mais Alain Fayard ajoute tout de même que les Roms français, qui ne partagent pas toujours le même avis sur la manière de se nommer, ont préféré cette étiquette non ethnique de “gens du voyage”. Alors, cela signifie que n’importe quelle famille française désirant vivre de manière migrante sur le territoire français, et ainsi exercer sa vie professionnelle se définit comme “voyageur”. Et à ma question: «est-ce que les “gens du voyage“ sont exclusivement ou majoritairement roms?» mon interlocuteur n’a pas pu répondre clairement. L’article de Wikipedia dit que plusieurs familles françaises ont adopté cette vie de voyageurs dès le Moyen-âge ; Est-ce que des descendants de ces familles vivent encore à la mode des “voyageurs”? Ou est-ce que de nouvelles familles, travaillant dans les foires ou comme saisonniers font partie des “gens du voyage”? Dans ce cas, on pourrait dire qu’au sein de cette grande famille des “voyageurs”, l’idée du voyage est plus importante que l’appartenance ethnique. A. Fayard remarque tout de même qu’entre eux les “voyageurs” aiment parler de leur origine ethnique manouche, yéniche ou autre. Lui-même s’est sédentarisé et vit comme la plupart des français sans l’obligation de posséder un “livret de circulation”. Mais il conserve un profond sentiment de solidarité avec les “voyageurs” qui s’exprime dans un fort engagement en leur faveur.
J’ai régulièrement l’occasion de m’entretenir avec Alain Fayard, de m’étonner chaque fois un peu plus de la richesse de sa vie et de ses idées, de ses récits étonnants qui ne coïncident pas avec l’opinion que j’avais jusqu’alors des Roms. Alors j’ai pensé que partager ces récits, souvent proches de beaux contes peut-être un peu idéalisés, avec les lecteurs d’Etnismo pouvait être intéressant. Il est sûr que la vie d’Alain Fayard ne ressemble pas à celles de tous les Roms, mais cela aussi rompra notre habitude de généraliser par de trop fréquents clichés. Et il est possible que le récit de la vie d’une personne aide à comprendre une situation plus générale.
VIVRE COMME UN ROM EN FRANCE
Une communauté rom vit dès le 15ème siècle en France. Ces Roms ont été tout d’abord engagés comme militaires par les seigneurs féodaux jusqu’à l’interdiction de Louis XIV qui les a poussés dans la clandestinité. C’est alors que pour des raisons économiques, ils ont dû choisir un mode de vie migrant.
La famille de A. Fayard est installée en France depuis cette époque. Alain conserve une image admirative de son grand-père, comme de celui d’un fin connaisseur de la culture rom. C’est par lui qu’il s’est d’abord initié à l’histoire du peuple rom et j’ai été très étonnée, voire sceptique lorsqu’il raconte que son grand-père connaissait le sanscrit et possédait même un parchemin dans cette langue qu’il déroulait souvent devant les yeux de son petit-fils. Ce mystérieux parchemin duquel il a perdu toute trace racontait, d’après Alain Fayard, l’histoire du peuple rom. Ouvriers spécialisés ou fiers militaires dans leur vallée d’origine en Inde, ils avaient été invités par les Perses à cause de leurs compétences et par la suite ils ont continué leur migration par le monde.
Ce grand-père possédait un cirque avec lequel toute la famille voyageait en France et en Europe centrale. Au début de la première guerre mondiale, l’État français a réquisitionné ses chevaux de cirques, chevaux de races dressés pour la danse et tout à fait inutiles à la guerre. Le matériel de ce cirque, alors inutilisable, était déposé dans un village où il fut brûlé dans des circonstances jamais élucidées.
Où Alain Fayard est-il né ? Dans un endroit idéal pour un “voyageur”, c’est-à-dire sur une frontière. En fait sur le côté belge de la frontière, dans le nord de la France. Et le nouveau-né fut inscrit en France.
Son enfance s’est aussi déroulée dans le milieu du cirque, sa famille travaillait pour le cirque de son oncle. Alain se souvient avec plaisir des réveils matinaux, criés sans complaisance par son père, surnommé “le coq du matin”. Oui, avec plaisir malgré le côté abrupt du réveil parce que chaque journée commençait par un entraînement de trapéziste très attrayant pour un enfant, semblable à un jeu. C’est du moins cela que vivait le jeune Alain avec le même plaisir que pour l’agitation commune qui régnait autour du chapiteau à construire quand le clan s’installait dans une nouvelle ville.
C’est certainement à cette époque qu’Alain a acquis un plaisir naturel pour le travail que, à cause de nos préjugés nous n’attendons pas forcément des Roms. Lui-même est conscient que son éducation ne ressemble pas à celle de tous ses compagnons Roms. Il se souvient par exemple d’une famille de cousins pour laquelle le vol était tout à fait normal, alors que lui-même fut sévèrement puni par sa mère à propos d’une fausse accusation de vol, sans qu’on lui donne l’occasion de s’expliquer. Pour sa mère il état important que les enfants fréquentent l’école régulièrement et deux de ses frères ont fait des études. Lui-même a préféré choisir une profession manuelle, mais sa formation est étonnamment riche et sérieuse car concernant sa première formation, tailleur de pierre, il a réussi à terminer le “chef d’œuvre” de la corporation des Compagnons.
ENGAGEMENT ASSOCIATIF ET POLITIQUE
Dans ce métier, il a tout de même contracté une maladie des poumons, incurable, causée par la silice et aggravée par la suite lorsqu’il travaillait dans une entreprise de retraitement de déchets, avec des produits chimiques dangereux. Cette maladie qui l’empêche actuellement de travailler à plein temps, lui donne le temps de se dédier au soutien des “gens du voyage”, mais pas seulement car Alain milite aussi en faveur de l’autonomie de la Savoie. Son nom de famille est du reste d’origine savoyarde car dans la langue régionale des arpitans, il a la signification du mot français -hêtre-. Mais ce nom de famille est relativement récent, car il a été adopté par son père pendant la deuxième guerre mondiale afin d’échapper aux camps de concentration nazis. Il remplaçait le nom allemand d’aspect juif, Weiss. Dans les alpages où Alain a travaillé il s’est senti bien accepté et en a conservé l’habitude d’utiliser des expressions d’origine savoyarde et il se sent solidaire avec les Savoyards.
Lors de nos premiers entretiens, Alain a avoué qu’il détestait un mot de la langue rom au point qu’il n’avait même pas envie de le prononcer. Il s’agit du mot -gadjo- donné par les Roms aux non-Roms, certainement pesant dans l’éducation des enfants roms que l’on veut protéger du “danger” de la société extérieure. Alain dit même qu’il se cache dans ce mot de la haine pour la société extérieure. Il veut vivre à la fois dans cette société extérieure et dans sa culture héréditaire, c’est ce qu’on peut lire sur le site qu’il a ouvert en faveur des “gens du voyage”. Son activité se déroule dans le cadre de l’Association Nationale des Gens du Voyage Catholiques (ANGVC) fondée en 1997 « afin d’assurer une représentation équilibrée des associations au sein de la Commission Nationale Consultative des “gens du voyage”.» « Elle agit et se développe dans le cadre de la laïcité » et défend les droits de tous les “voyageurs” « de toutes les régions de France. »
Ce site s’adresse d’abord aux “voyageurs” et met à leur disposition plusieurs conseils pratiques au sujet des “taxes d’habitation sur les résidences mobiles”, du “droit au logement”, des relations entre “la commune et les gens du voyage”, des lois concernant l’aménagement du territoire, des conseils aux auto-entrepreneurs, des conseils concernant les relations entre “voyageurs” et communes etc. Mais on y trouve aussi un historique concis sur l’histoire des Roms de France et une courte présentation de la langue rom tirée d’un texte plus complet rédigé par Marcel Courthiades.
Un texte m’a particulièrement touchée, il s’intitule “La voix des gens du voyage, la comprendre, la rendre efficace”. On peut y lire entre autres: « Une originalité du monde des gens du voyage est d’être d’une invisibilité assourdissante. Nombre d’amis et citoyens du tout venant que je rencontre ne savent pas que les gens du voyage vivent à leurs portes, ils n’en ont jamais vraiment rencontrés et cependant ils crient haut et fort ne pas en vouloir, tandis que la rumeur ne donne d’eux que l’image négative de leurs problèmes de voyageurs.» « Les gens du voyage ne sont ni écoutés ni entendus. » « Si au moins nous gens du voyage et vous qui ne l’êtes pas, commencions cette fois pour de bon à nous écouter, nous verrions que malgré d’inévitables tensions il s’enchaînera une meilleure coexistence des uns et des autres. »
QUELQUES DISCRIMINATIONS
Parmi les discriminations contre lesquelles se bat A. Fayard il y a justement ce livret de circulation dont nous avons parlé plus haut. Afin de mieux comprendre comment ceux qui possèdent un tel livret se sentent discriminés, j’ai reproduit les paroles d’un film au sujet des discriminations des Roms :
« C’est un carnet de circulation avec la photo, les empreintes, la mesure, la commune de rattachement, comment je m’appelle, ma date de naissance, qui était mon père, qui était ma mère… Et il faut le signer tous les trois mois.
Vous savez, elle est là, la discrimination. Suivre la personne où elle va… Elle n’est même pas libre. On est en France, pourtant! »
Au sujet de la commune de rattachement, la loi de 1969 dit cela :
Art. 7 «Toute personne qui sollicite la délivrance d’un titre de circulation prévu aux articles précédents est tenue de faire connaître la commune à laquelle elle souhaite être rattachée.
Le rattachement est prononcé par le préfet ou le sous-préfet après avis motivé du maire.
Art. 8 « Le nombre des personnes détentrices d’un titre de circulation, sans domicile ni résidence fixe, rattachées à une commune, ne doit pas dépasser 3% de la population municipale telle qu’elle a été dénombrée au dernier recensement.
Lorsque ce pourcentage est atteint, le préfet ou le sous-préfet invite le déclarant à choisir une autre commune de rattachement. » Des exceptions peuvent parfois être acceptées pour ne pas séparer les familles.
Nous redonnons la parole à la femme rom du film : « Il y a les cartes d’identité, mais nous, on est obligé de se présenter à la gendarmerie ou au commissariat tous les trois mois pour aller signer le carnet de nomade qu’ils nous ont donné. C’est nul, parce que ça fait 800 ans qu’on est en France, et on est toujours considéré comme des immigrés. C’est pas normal. On appelle cela de la discrimination. Mon fils a voulu s’inscrire à l’ANPE, aux ASSEDICS, parce que comme il est RMIste, il est obligé de s’inscrire. Nous, comme on est des Gens du voyage, on a un livret de circulation… Ils lui ont refusé l’inscription parce qu’il n’avait pas de carte d’identité. »
« La carte électorale, je ne peux pas l’avoir, car je n’ai pas de domicile fixe. Combien de personnes sont sans domicile fixe et ne peuvent pas voter ? On aimerait bien pouvoir voter, mais on ne peut pas… En plus, il faut un certain nombre d’années domiciliées pour avoir la carte électorale… » La loi de 1969 parle de : « L’inscription sur la liste électorale, sur la demande des intéressés, après trois ans de rattachement ininterrompu dans la même commune; » Alain Fayard proteste : « Pour les non-voyageurs 6 mois seulement sur la même commune suffit pour recevoir une carte d’électeur. »
Lorsque les lois protègent les “voyageurs”, elles sont souvent contournées. Par exemple chaque commune doit proposer un terrain où les “voyageurs” puissent s’arrêter, mais les associations qui les défendent doivent lutter pour faire respecter ce droit. Dans le film déjà mentionné on voit que les “gens du voyage” sont souvent illégalement refusés au sein de clubs sportifs, à des postes de travail, dans des écoles etc.
Nicole Margot
Etnismo est une revue publiée en espéranto