Ecologie politique, régionalisme, fédéralisme européen : Les trois dimensions à redécouvrir de Denis de Rougemont.

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Pierre Ottin, le 10/09/2012


Penser l’écologie politique en France au XXe siècle… C’est le thème ambitieux de la revue Ecologie & Politique qui lui consacre entièrement son numéro de mars 2012. On y redécouvre Denis de Rougemont, présenté comme l’un des penseurs de l’écologie française, qu’il a connectée avec le régionalisme et le fédéralisme.

La « politique des petits gestes »1 est la marque des quarante années écoulées depuis 1972, date de la prise de conscience que la crise écologique globale imposait des limites à la croissance. La pollution chimique et l’enchaînement des chocs pétroliers auraient dû alerter l’opinion mondiale sur les limites de la prospérité des pays occidentaux, étroitement dépendants du commerce des hydrocarbures, condamné lui-même par leur épuisement prévisible et inéluctable. La priorité accordée, quel qu’en soit le prix, à la recherche de nouveaux gisements et la fuite en avant dans le piège nucléaire furent les seuls remèdes, dont on mesure maintenant la nocivité, alors qu’ils sont à deux doigts de tuer le malade ! Les mesures à court terme destinées à prolonger des profits financiers immédiats ont conduit, malgré de petits gestes consentis pour l’environnement, à ce que la crise écologique –dont la prise de conscience est maintenant générale- se transforme en crise anthropologique. A l’exigence de sauver la nature, cause écologique, s’ajoute celle de sauvegarder l’humanité –au sens qualitatif-, cause anthropologique.2 Il ne faut négliger aucune des deux causes car elles ont la même origine, ceux des dirigeants qui pensent, de la droite néolibérale à la gauche socio-libérale, qu’il faut faire plier les peuples avec une thérapie de choc. Ils portent la responsabilité des catastrophes écologiques et en particulier, pour n’envisager que le domaine du nucléaire, celles qui vont d’Hiroshima à Tchernobyl et à Fukushima. Aucune des deux causes ne doit être négligée, à aucun moment de la vie politique.

Les Etats-Unis et la Grande-Bretagne sont généralement considérés comme les pays leaders de l’écologie politique, née de la publication en 1962 de l’ouvrage de Rachel Carson Silent Spring3 et développée depuis par de nombreux auteurs anglo-saxons. Peu de penseurs français de la protection de l’environnement ont, par contre, acquis une notoriété internationale depuis Jean-Jacques Rousseau (La nouvelle Héloïse, 1761) à part… Brigitte Bardot (campagne pour les bébés-phoques, 1968) ! On se reportera à l’analyse fine des causes et des conséquences de cette carence par Jean-François Mouhot et Charles-François Mathis qui proposent plusieurs hypothèses explicatives4. Quoi qu’il en soit, la deuxième moitié du XXe siècle vit éclore en France la pensée d’un certain nombre d’intellectuels écologistes : André Gorz, Bertrand de Jouvenel, Denis de Rougemont, Robert Hainard, Serge Moscovici, Bernard Charbonneau et Jacques Ellul. Ce furent surtout, il est vrai, des Français d’origine étrangères ou des passeurs de frontières. Denis de Rougemont, par exemple, était de nationalité suisse. Né à Neuchâtel en 1906, il s’installe à Paris (1930) puis à Francfort (1935-1936) avant de s’exiler aux Etats-Unis (1940-1947). De retour en Europe il participe à plusieurs congrès européens puis fonde et dirige à partir de 1950 à Genève le Centre européen de la culture (CEC) qui promeut la création d’une Europe fédérale, avant de s’investir dans les enjeux écologiques (1960-1980). Après avoir soutenu la création du Mouvement Région Savoie, il meurt à Genève en 1985.

La pensée, la vie et l’œuvre de Denis de Rougemont ont été remarquablement présentés dans un article de Nicolas Stenger, docteur ès-lettres de l’université de Genève et docteur en histoire de l’université Paris VIII5.

Ce qui distingue particulièrement Rougemont des autres penseurs écologistes c’est qu’il rejoint les régionalistes et les autonomistes, pour lesquels la production d’énergie doit être décentralisée et hors du monopole de l’Etat. Il a en outre la conviction que l’Etat, ou plus précisément l’Etat-Nation, est à l’origine de la crise par la centralisation du pouvoir qu’il entend exercer « en souverain », par l’obsession du territoire et de ses frontières. Pour Rougemont, le pouvoir doit s’exercer en deçà –au niveau local (personnes, communes, régions) en fédéralisant l’Etat par le bas et au-delà –au niveau continental en le fédérant par le haut. Il ne s’agit pas de le supprimer mais de le démystifier comme un échelon parmi d’autres de l’action politique et de la représentation démocratique.

Cette approche fait de Rougemont un adversaire déterminé de l’industrie nucléaire, parfaite illustration des méfaits d’un pouvoir souverain centralisé et secret, qu’il dénonce en des termes prophétiques.

Thumbnail imageEn 1977, Rougemont reprenait dans l’Avenir est notre affaire6 une interview donnée à la TV française en 1973 où il donnait pour exemple la crise énergétique, industrielle et monétaire :

« Je sens venir une série de catastrophes organisées par nos soins diligents quoique inconscients. Si elles sont assez grandes pour éveiller le monde, pas assez pour tout écraser, je les dirai pédagogiques, seules capables de surmonter notre inertie et l’invincible propension des chroniqueurs à taxer de « psychose d’Apocalypse » toute espèce de dénonciation d’un facteur de danger bien avéré, mais qui rapporte. »

Cette pédagogie des catastrophes, dont trop peu de gens ont bénéficié il y vingt-cinq ans, trouve maintenant une résonance assourdissante après Hiroshima, Tchernobyl et Fukushima. Mais le nucléaire n’est qu’un symptôme pour Rougemont qui met en accusation l’idéologie de la croissance. L’Etat oppose sa puissance à la liberté des personnes et fait peu de cas de la participation active des citoyens à l’action politique, c’est-à-dire à la démocratie. Cette réflexion basée sur les concepts de personne, de commune, de région et de fédération n’a pas pour objet de préserver les moyens d’un certain niveau de vie matériel mais d’accéder à un mieux-vivre par une solution politique. Sortir du cadre trop large de l’Etat-Nation pour revenir à des entités de taille réduite  telles les communes et les régions, espaces de vie où la personne puisse être libre et responsable, se réaliser et s’épanouir en exerçant son civisme. La situation d’urgence écologique que nous connaissons maintenant devrait nous contraindre à la révision de nos valeurs et à l’aménagement de nouveaux rapports humains.

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1 Jean-Paul Deléage, Ecologie & Politique, n°44 (2012) p. 5

2 Distinction infondée si l’on pense que l’homme fait partie de la nature.

3 Printemps silencieux, Plon Ed. (Paris) 1963, réédité par Wildproject (Paris) 2000

4 Ecologie & politique, n° 44 (2012) p. 13-27

5 Ecologie & Politique, n° 44, 2012, p. 56-65

6 Stock Ed. Paris, 1977

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