Pourquoi il faut enseigner l’histoire savoyarde

 

Depuis l’annexion de la Savoie à la France en 1860, la question de l’enseignement de l’histoire de Savoie dans les établissements scolaires des deux départements savoyards a été lancinante et récurrente, que ce soit à des fins puremment scientifique et pédagogiques, ou à d’autres fins plus politiques. Si cette question se pose et revient sans cesse chez ceux qui s’intéresse à l’histoire et à la culture savoyarde, c’est parce qu’elle est pertinente : la Savoie, ancienne principauté médiévale héritière du royaume de Bourgogne, devenue au XVIIIe siècle le royaume de Piémont-Sardaigne n’a aucune histoire « nationale » commune avec la France avant 1860 (hormis l’épisode révolutionnaire et napoléonien de 1792-1814). Hugues Capet, Philippe-Auguste, Philippe le Bel, Louis XI, Louis XIV et Louis XVI n’ont jamais régnés en Savoie. Jeanne d’Arc n’a pas libéré la Savoie des troupes anglaises : ce n’était pas la peine. La construction et le renforcement de l’Etat monarchique français ne concerne pas la Savoie…On pourrait multiplier ainsi les exemples.

 

 

Il ressort un fait de cette liste d’exemples : conçus pour diffuser une histoire nationale, un roman national, les programmes d’Histoire-Géographie actuels sont par essence excluants et laisse sur le bord de la route les élèves savoyards qui ne s’y retrouveront pas et n’y retrouveront pas leur cadre de vie quotidien. Un constat qui s’applique aussi aux élèves bretons, corses, alsaciens, basques etc…

 

Mais d’abord, quel serait aujourd’hui l’intérêt pédagogique d’un enseignement de la Savoie (son histoire, sa géographie, sa langue) ? Principalement la suivante : l’élève se sent plus directement concerné. Son environnement de vie, les lieux qu’il connaît et donc par extension lui-même et son identité, sont au coeur de l’enseignement : « La familiarité du lieu peut être un axe pédagogique fort de l’enseignement de l’histoire et de la géographie locale. Ce qui est en question, ici peut-être plus qu’ailleurs, c’est l’élève, car il est dans ce contexte au centre de l’objet d’étude. Dans ce cas, le professeur et ses élèves sont les acteurs principaux de l’espace étudié. Dans une certaine mesure, nous nous trouvons placés dans une pratique réflexive de nos disciplines, ce qui peut en simplifier la mise en œuvre par la motivation plus grande des élèves, par la possibilité d’approches concrètes des choses, par la sortie (sur le terrain) facilitée, par la proximité des traces du passé, des lieux de mémoire et des phénomènes géographiques. » 1

 

Cette perspective n’est pourtant pas neuve. Au cours du XXe siècle , elle a menée à plusieurs tentatives de proposer des manuels scolaires pour l’enseignement de l’histoire de Savoie, dont deux furent édités sous la IIIe République, pourtant de sinistre mémoire pour les identités et les langues régionales qui composent la France.

 

Le premier manuel «Supplément à l’histoire de France. Histoire de la Savoie, à l’usage des écoles primaires des deux départements savoisiens » paru en 1905, chez Dacloz, imprimeur à Moûtiers. Son auteur était Félix Fenouillet (1842-1924), instituteur en retraite très impliqué dans la connaissance du folklore et de la culture savoyarde (il recueillit nombre de contes lorsqu’il était en poste à Desingy, depuis publiés dans les travaux de Charles Joisten). Dans l’avant-propos on pouvait lire : « Tout le monde convient aujourd’hui en France qu’il est nécessaire de faire connaître aux enfants des écoles l’histoire de leur province ou, comme l’on dit, de leur petite patrie. Or, pour les départements formés de l’ancienne Savoie, cette nécessité est doublée par le fait que ces pays ont constitué pendant de longs siècles un État distinct et autonome, vivant de sa vie propre, ayant ses souverains nationaux, ses lois et ses institutions spéciales. » Quelle fut la portée réelle et l’utilisation de cet ouvrage dans les classes ?

 

En 1913, à la veille de la Première Guerre Mondiale, paru « Abrégé d’Histoire de la Savoie en 10 leçons », un ouvrage de F. Christin, instituteur, et F. Vermale, docteur en droit, lettres et avocat. Il bénéficiait d’une préface de M. Ch. Faubert, inspecteur d’Académie à Chambéry et agrégé d’Histoire : « L’histoire est une résurrection, et comment réussira-t-on mieux à la rendre telle aux yeux de l’enfant, qu’en la plaçant dans le cadre de son existence quotidienne, qu’en lui rappelant les faits dont sa région a été le théâtre, en lui racontant la vie de ceux de ses aïeux dont la mémoire a mérité de survivre, en lui montrant, tout près de lui, des sites, monuments, ruines, vestiges divers, propres à faire naître des visions évocatrices et de fortes impressions ? La montagne qui borne l’horizon, la rivière qui traverse la plaine, la mer éternellement changeante, les mille aspects de la nature environnante, feront le sujet d’intéressantes causeries géographiques et fixeront dans son esprit les premières notions générales. Le dolmen de la lande évoquera le souvenir de la préhistoire. A la vue de l’antique château dont la silhouette se profile sur le ciel, de la cathédrale ou de l’abbaye, de la modeste église de village, de la vieille maison commune, un commentaire sobre, mais imagé, fera apparaître et revivre en quelque sorte le moyen âge. La statue du glorieux soldat, qui se dresse sur la place publique, illustrera le récit familier des épopées héroïques de la Révolution et de l’Empire. (…) nourrie pour ainsi dire des sucs du terroir, l’étude de l’histoire nationale sera plus vivante et mieux comprise (…) Pourtant ce manuel était ici plus nécessaire que partout ailleurs. Dernière venue à l’unité française, la Savoie, il est inutile de le démontrer, a une originalité supérieure à celle de n’importe quelle région. Etat indépendant jusqu’à une époque que bon nombre de nos contemporains ont encore connue, tantôt ennemi, tantôt allié de la France, parfois réuni à elle, elle a subi le contre-coup de tous les événements, qui se sont succédés chez sa puissante voisine, et, rien ne peut mieux faire saisir à nos élèves ces grands événements, que l’étude de la répercussion qu’ils ont eue chez leurs ancêtres savoyards. ». Cet ouvrage (disponible en entier sur le site de la BNF 2) à fait l’objet d’une abondante diffusion dans les milieux savoisiens indépendantistes où il est auréolé d’une semi-légende selon laquelle, après avoir été utilisé quelques temps, il fut interdit à la fin de la guerre de 14-18 par le gouvernement de Poincaré et Clémenceau et tous les exemplaires figurant dans les collèges auraient été brûlés. Il serait intéressant que la lumière soit un jour faite sur la véracité de cet épisode.

 

 

Enfin, en 1989, fut édité par le Centre de la Culture Savoyarde « Découvrir l’Histoire de Savoie », ouvrage rédigé par Marius Hudry, historien, Juliette Châtel, Aristide Bérurard, et Alain Favre, tous trois instituteurs. L’ouvrage fut plusieurs fois réedité depuis. Marius Hudry déclarait dans la préface, intitulée « Manuel d’Histoire savoyarde » : « Plus d’un siècle d’enseignement avec programme unique pour toute la France a fait oublier aux Savoyards que leurs ancêtres, antérieurement à 1860, avaient une civilisation originale, différente de celle que le jacobinisme français voulait imposer. (…) Sous les effets de cette propagande jacobine, les jeunes Savoyards ont oublié que leurs princes étaient d’une autre dynastie que celle de Paris, que leurs insitutions politiques, judiciaires et autres avaient une originalité (…) La comission chargée de composer ce manuel a l’ambition de faire œuvre exemplaire en sortant quelque peu des schémas ordinaires . (…) le manuel ne veut pas trop se mouler dans le cadre de la Maison de Savoie. (…) dans la complexité et la variété de l’histoire savoyarde, il est nécessaire de déterminer les points forts de l’évolution historique de la Savoie (…) un rôle de carrefour et aussi de diffuseur d’hommes, de techniques, de produits et aussi de manière de vivre. (…) Ce manuel est donc une œuvre collective composée dans la ferveur raisonnée de Savoyards, pleinement conscients de l’héritage reç des générations qui, dans une persévérance volontaire, ont pleinement humanisé une terre parfois âpre. Ainsi ils lutteront pour ne pas laisser brader les paysages et engloutir une culture montagnarde faite d’énergie et de bon sens. » Hélas, il semble bien que ce livre, dans les cas où il atteignit les écoles et les collèges, ne servit qu’à titre documentaire et bien peu à l’usage auquel il était destiné : les cours et la salle de classe. Les enseignants étant soit indifférents et ignorants de l’histoire savoyarde, soit trop frileux pour oser l’utiliser dans le cadre de leur enseignement.

 

 

En ce début de XXIe siècle, l’enseignement de l’Histoire de Savoie se trouve donc toujours globalement au point mort. Tout pourrait laisser à penser que le seul moyen pour que les jeunes Savoyards d’aujourd’hui puissent connaître leur histoire et leur culture serait d’en passer par une prise de position officielle du ministre et que lui seul serait à même de décider si oui ou non l’histoire de Savoie pourrait être ou non enseignée dans les cours d’Histoire-Géographie. Une manière simpliste de se dédouanner, de se victimiser en rejetant la faute sur l’Etat jacobin et en attendant tout de lui dans le même temps. Il serait vain d’attendre dans l’immédiat une improbable réaction venant de l’Education nationale face aux demandes régionales. Preuve en est que celle-ci, malgré plusieurs demandes, n’a toujours pas reconnu le francoprovençal (ou arpitan) comme une langue régionale digne d’être enseignée et présentée en option par les élèves au baccalauréat, alors même que nombre d’autres langues régionales (le corse, le breton, le basque, etc…) le sont. En revanche, c’est sur le terrain qu’il faut commencer à agir avec les moyens à disposition et intégrer l’histoire de Savoie dans les enseignements quotidiennement, à chaque fois que cela est possible. Et cela est possible, car des pistes permettant cet enseignement se dessinent clairement.

 

Dans les faits, l’histoire savoyarde peut déjà être enseignée par les professeurs qui le souhaitent, et sans que cela ne remette en cause l’intégrité des programmes officiels. Cette affirmation peut paraître surprenante, et pourtant on trouve en annexes des programmes officiels du niveau de 3ème des adaptations destinés aux DROM, à la Nouvelle-Calédonie, à la Polynésie française et Wallis-et-Futuna3. Adaptations dans lesquelles on trouve cette formule : « Chaque fois que cela est possible et justifié par les programmes, on prend appui sur des exemples historiques locaux ou pris dans l’environnement régional. » Dès lors, pourquoi ne pas imaginer les mêmes adaptations pour les régions métropolitaines telles que la Corse, la Bretagne, et la Savoie entre autres ?

 

C’est au même constat qu’a été conduit le Centre d’Histoire de Bretagne4, association regroupant depuis 2012 historiens, universitaires et érudits bretons dans le but de favoriser la connaissance de l’histoire bretonne et sa diffusion auprès de tous les publics. Après avoir interpellé le ministre de l’éducation nationale Benoît Hamon sur la question de l’enseignement de l’histoire bretonne et mené une enquête de terrain sur ce sujet auprès des enseignants des cinq départements bretons (Loire-Atlantique comprise), les représentants du CHB ont été reçus au Rectorat de Rennes pour évoquer cette question et publié le communiqué suivant, validé par le Rectorat de l’Académie de Rennes :

« Jeudi 13 novembre 2014, le Centre d’Histoire de Bretagne/Kreizenn Istor Breizh, représenté par son président, Frédéric Morvan, et son trésorier, Raphael Valery, a été reçu à Rennes au Rectorat d’Académie par Madame Catherine Pequin, Déléguée académique à l’éducation artistique et à l’action culturelle, par Monsieur Remy Guillou, Inspecteur pédagogique régional de Breton, et par  Monsieur Frédéric Doublet, Inspecteur pédagogique régional d’histoire-géographie, conseillers de Monsieur Michel Quéré, Recteur de l’Académie de Rennes, afin d’évoquer la question de l’enseignement de l’histoire de Bretagne dans les Ecoles, les Collèges et les Lycées de l’Académie.

Il nous a été rappelé que les programmes officiels du Primaire et du Secondaire se prêtent, sur de nombreux thèmes et en respectant l’esprit, à l’utilisation de l’histoire de Bretagne grâce aux études de cas et qu’il est tout à fait possible que des projets pédagogiques et interdisciplinaires s’appuient sur la culture bretonne ou des éléments de cette culture, dont l’histoire de Bretagne.

S’il n’est pas envisagé la publication de manuel d’histoire reposant exclusivement sur des exemples bretons, des fiches et des dossiers pédagogiques s’adossant à des épisodes de l’histoire de Bretagne et permettant de traiter les programmes officiels ont déjà été réalisés à l’intention des enseignants (à titre d’exemple, ceux des archives départementales des Cotes d’Armor). »

 

On le voit à travers cet exemple, les programmes d’Histoire et de Géographie peuvent faire preuve d’une vraie souplesse pouvant permettre aux enseignants savoyards d’intégrer des exemples tirés de l’histoire savoyarde dans leur enseignement sans crainte. Les archives départementales de Savoie et Haute-Savoie proposent d’ailleurs par le biais de leurs services éducatifs des documents à destination des enseignants.

 

Mais cela est-il suffisant ? Faudrait-il se satisfaire de cette situation qui oblige les enseignants de bonne volonté à bricoler pour construire leurs cours et ensuite les dispenser à leurs élèves , le tout sous le regard parfois dubitatif voire suspicieux ou même réprobateur de leurs collègues et de la hiérarchie parfois peu au fait de la réalité des textes du programme d’Histoire-Géographie  ?

 

Et comment prendre en compte le fait que de nombreux enseignants en Savoie ne sont pas Savoyards et sont originaires d’autres régions françaises ? Comment pourraient-ils enseigner l’histoire de Savoie si eux-mêmes ne la connaissent pas et n’ont pas suffisamment d’outils pédagogiques à portée de main pour l’enseigner ?

 

Toute la bonne volonté d’une poignée d’enseignants qui voudrait perpétuer la transmission de l’histoire savoyarde n’est pas suffisante. Il faut de véritables moyens pour diffuser la connaissance de l’histoire de Savoie, pour la vulgariser et la rendre accessible au plus grand nombre, notamment aux enseignants qui souhaiteraient s’y former pour l’enseigner, et aux élèves par le biais de l’école.

 

Seule une réelle décentralisation de l’éducation nationale permettrait d’institutionnaliser l’enseignement de l’histoire de Savoie dans les programmes d’Histoire-Géographie. On pourrait imaginer que ceux-ci soient constitués d’un tronc commun à tout le territoire français qui définirait le contenant ( un ensemble de notions à connaître et de savoirs-faire entrant dans le cadre du socle commun de compétences) et d’apports régionaux par académies qui constitueraient le contenu ( les faits d’histoire régionale).

 

Un tel procédé éviterait à l’enseignement de l’Histoire-Géographie de s’enfermer dans le piège de l’histoire nationale (pour ne pas dire nationaliste), un piège dont elle peine toujours à se sortir comme ont pu le montrer les débats autour de l’identité nationale et l’hypothétique musée de l’histoire de France sous le mandat présidentiel de Nicolas Sarkozy. Il ne faudrait pas remplacer le roman national français par le roman national savoisien, mais éviter l’un et l’autre pour enseigner l’histoire savoyarde comme une Histoire-racines ouvrant sur le monde, au delà de la vision périmée et dangereuse de l’Etat-nation jacobin engendrant trop d’exclusion.

 

Rodolphe GUILHOT

 

 

1. Danielle CHAMPIGNY (inspectrice d’académie-inspectrice pédagogique régionale) et Bénédicte DURAND (maître de conférences à l’IUFM des Pays de la Loire), « Enseigner les territoires de la proximité : quelle place pour l’enseignement du « local » ? », Colloque « Apprendre l’histoire et la géographie à l’École » 12-14 décembre 2002 (http://eduscol.education.fr/cid45998/enseigner-les-territoires-de-la-proximite%C2%A0-quelle-place-pour-l-enseignement-du-local-%C2%A0.html)

 

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