Voilà 600 ans, le 19 février 1416, l’empereur Sigismond se rendait dans nos régions, où il fut reçu au château de Chambéry par le comte de Savoie Amédée VIII. L’objet de cette visite était diplomatique : Sigismond devait élever le comté de Savoie au rang supérieur de duché. Il reconnaissait ainsi l’importance prise au sein du Saint Empire Romain Germanique et en Europe par cette principauté féodale issue de l’ancien royaume de Bourgogne (disparu en 1032) et sa dynastie, la famille de Savoie, maîtresse des cols alpins. L’empereur reconnaissait également le rôle diplomatique joué par Amédée VIII dans le règlement du Grand Schisme, qui depuis 1378 avait vu la Chrétienté catholique se déchirer entre l’obédience de plusieurs papes, l’un installé à Rome, l’autre en Avignon. Des fêtes grandioses célébrèrent l’évènement : un somptueux banquet et des tournois furent donnés à Chambéry.
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Amédée VIII
L’homme de 33 ans qui venait de recevoir le titre ducal était déjà comte de Savoie depuis 1391, date à laquelle il avait succédé à son père Amédée VII, le Comte Rouge, mort accidentellement. Âgé seulement de 14 ans, il avait alors vu sa grand-mère et sa mère, Bonne de Bourbon et Bonne de Berry, deux princesses françaises, se déchirer pour exercer la régence. Lui même ne correspond pas vraiment à l’image d’un prince chevaleresque : plutôt chétif, souvent malade, timide, Amédée VIII développe un caractère froid et calculateur qui lui fera toujours préférer la diplomatie à la guerre, souvent avec succès.
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Faire de la Savoie un Etat moderne
Prenant lui-même les rênes du pouvoir, Amédée VIII s’attache à donner une cohérence territoriale à sa principauté savoyarde : il s’impose dans la querelle de succession du comté de Genève, et après plusieurs années de négociations acquiert tous les droits sur le Genevois en 1402. En 1418, à la mort sans héritier de son cousin Louis de Savoie-Achaïe, il recueille la principauté de Piémont. En 1419, le comte de Nice, déjà passé sous domination savoyarde à l’époque d’Amédée VII, est confirmé comme possession de la Maison de Savoie. Le duché de Savoie est désormais un territoire qui s’étend le long des Alpes, d’un seul tenant des rives du lac Léman à celles de la mer Méditerranée, des portes de Lyon à Turin. En outre, Amédée VIII impose son protectorat au Valais, au Val d’Ossola et au marquisat de Saluces.
Le duché de Savoie sous Amédée VIII.
Carte de Fabrice Delrieux, extraite de 1350-1450, Le Siècle de Ripaille, Bernard Sache, La Fontaine de Siloé, Montmélian, 2007
Par son mariage avec Marie, fille du duc de Bourgogne Philippe le Hardi, Amédée VIII fait alliance avec l’un des princes les plus puissants d’Europe Occidentale, à l’heure où les royaumes de France et d’Angleterre sont déchirés par la guerre de Cent Ans. Le duc de Savoie en tire une puissance diplomatique certaine, et interviendra avec succès dans les négociations de la paix d’Arras, qui scelle la réconciliation entre le roi de France Charles VII et le duc de Bourgogne Philippe le Bon (1435), traité qui permettra au roi de France de reprendre la main dans sa guerre contre les Anglais.
A l’intérieur de ses Etats, Amédée VIII renforce son pouvoir législatif et administratif. En 1430, il fait promulguer les Statuta Sabaudiae (Statuts de Savoie), code de lois réglementant le droit, la justice, les peines, les droits des personnes, les cultes religieux, et les codes vestimentaires. Par ces lois, le duc affirme sa supériorité et réglemente toute la société savoyarde. Mais Amédée VIII s’attache aussi à développer une administration centrale, basée à Chambéry qui fait office de capitale administrative du duché, administration qui s’organise en grands services (ancêtres de nos ministères) : le Conseil résidant auprès du prince, la Chancellerie, la Trésorerie, et la Chambre des comptes. Cette administration centrale s’appuie sur un réseau de châtellenies locales, regroupées en baillages. De plus, le duc réunit régulièrement l’assemblée des trois Etats de Savoie (Etats Généraux), qui rassemble des représentants de la noblesse, des ecclésiastiques de haut-rang, et des notables des villes (bourgeoisie) auxquels il demande leur avis avant de lever l’impôt.
Amédée VIII, en tant que prince, développe aussi une politique culturelle basée sur le mécénat princier. La cour de Savoie (ou Hôtel du prince) qui se déplace de résidence en résidence (les châteaux de Chambéry, du Bourget-du-Lac, de Rumilly, d’Annecy, de Thonon, de Ripaille, de Chillon, de Morges, de Genève, de Turin…) attire de nombreux artistes prêts à travailler pour le compte et le prestige du duc et de son entourage. A la fin du XIVe, l’architecte et sculpteur Jean de Liège travaille au château de Ripaille et au couvent des Franciscains de Lausanne. Le Fribourgeois Jean Bapteur, enlumineur et peintre de cour, réalise avec le Jurassien Péronet Lamy les enluminures de l’Apocalypse des ducs de Savoie. L’architecte bruxellois Jean Prindale dirige, dans les années 1410-1420, le chantier de la chapelle du château de Chambéry, joyau de l’art gothique savoyard (qui deviendra la Sainte Chapelle lorsqu’elle accueillera le Saint Suaire). La même chapelle ducale accueille le compositeur flamand Guillaume Dufay entre 1434-1435, puis en 1448, qui renouvelle la musique religieuse au XVe siècle. Enfin, Amédée VIII commande au chroniqueur picard Jean d’Orronville, dit Cabaret, une Chronique de Savoye (1419), qui célèbre les hauts-faits de ses prédécesseurs et la construction de la principauté savoyarde, inventant pour l’occasion un ancêtre mythique à la Maison de Savoie, le chevalier-errant Bérold de Saxe, héros digne des chansons de Geste.
Amédée VIII recevant un ouvrage enluminé, miniature de Jean Bapteur (?), XVe siècle. © Bruxelles, Bibliothèque Royale
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D’Amédée VIII à Félix V, le duc-pape
En 1434, mélancolique après la perte de son épouse et plus mystique que jamais, Amédée VIII confie le pouvoir à son fils le duc Louis, et se retire au château de Ripaille sur les bords du Léman. Il y fonde, avec d’autres nobles savoyards, un ordre de chevaliers-ermites, les chevaliers de saint Maurice. Près de l’ancien château, il fait construire un étrange château à sept tours, chiffre biblique symbolique. Dans son ermitage princier, il reçoit en 1439 la visite de cardinaux du concile de Bâle entrés en conflit avec le pape Eugène IV. Ces cardinaux lui proposent la tiare pontificale, secrètement désireux qu’ils sont de profiter des revenus que pourrait leur procurer la place financière et commerciale de Genève dans leur lutte contre Rome. Oubliant le rôle qu’il avait autrefois joué dans la fin du Grand Schisme, bercé par son mysticisme religieux, Amédée VIII est élu pape sous le nom de Félix V par le concile de Bâle et intronisé dans la cathédrale de Lausanne. Mais le nouveau pape n’est pas reconnu par tous en Europe. L’aventure pontificale ne s’avère pas aussi exaltante qu’il l’avait cru un temps. Félix V renonce au pontificat dix ans plus tard, en 1449 au profit du pape de Rome Nicolas V. Devenu cardinal-évêque de Genève, retiré à Ripaille, Amédée VIII meurt en 1451.
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L’année 1416, toujours d’actualité.
Pour les historiens, l’année 1416 et le règne d’Amédée VIII marquent l’âge d’or de la principauté de Savoie, qui connaîtra ensuite un lent déclin jusqu’à l’invasion de la Savoie par François Ier en 1536, avant de renaître avec le duc Emmanuel-Philibert en 1559, puis devenir le royaume de Piémont-Sardaigne en 1713. Bon nombre d’études historiques ont été consacrées au règne d’Amédée VIII au cours des XIXe et XXe siècles. L’une d’elles, très révélatrice, émane de Marie-José de Savoie (née princesse de Belgique), dernière reine d’Italie, qui entretient ainsi la mémoire dynastique de la Maison de Savoie. L’ouvrage se divise en deux volumes, publiés en 1962, Amédée VIII, la jeunesse et Amédée VIII, le duc qui devint pape. Mais l’évènement historique du 19 février 1416 reprit également une couleur politique en 1972, sous l’impulsion d’Henri Dénarié qui, suivit en cela par le Cercle de l’Annonciade, le MRS, plus tard la Ligue Savoisienne et d’autres mouvements savoisiens, proposa de faire de cette date celle de la « fête nationale » de la Savoie en réponse au 14 juillet français.
D’un point de vue scientifique et culturel, 2016 sera en tout cas l’année Amédée VIII. L’Université Savoie Mont-Blanc, en partenariat avec les Universités de Genève et de Lausanne, y consacrera deux rencontres internationales, la première se tenant au château des Ducs de Savoie à Chambéry et à l’Université Savoie Mont-Blanc (du 18 au 20 février 2016) pour un cycle de 20 conférences autour du thème « La naissance du duché de Savoie, 19 février 1416 », tandis qu’une seconde rencontre (du 8 au 10 septembre 2016) au château de Chillon (pays de Vaud) reviendra sur « la personnalité d’Amédée VIII, mais aussi sa cour et les représentations de son pouvoir ». D’autres évènements culturels devraient se tenir dans les pays de Savoie tout au long de l’année 2016, autant d’occasions qui, à travers le personnage d’Amédée VIII, permettront au grand public d’entrevoir ce qu’a pu être « l’automne du Moyen-Age » dans la Savoie du XVe siècle.
Rodolphe Guilhot
Quelques sources bibliographiques :
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Histoire de la Savoie en images, ouvrage collectif d’universitaires savoyards (dir. Christian Sorrel), La Fontaine de Siloé, Montmélian, 2006
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Histoire de la Savoie, J-P. et Th. Leguay, ed. Gisserot, 2005, réed. illustrée Ouest-France, 2014
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1350-1450, Le Siècle de Ripaille, Quand le Duc de Savoie rêvait d’être Roi…, Bernard Sache, La Fontaine de Siloé, Montmélian, 2007
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Henri Dénarié, l’homme du 19 février, La Voix des Allobroges, n°12, printemps 2007 (http://www.lavoixdesallobroges.org/histoire/337-hommage-a-henri-denarie-part-1)
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Pour lui c’était Savoie libre !, La Voix des Allobroges, 27 février 2011 (http://lavoixdesallobroges.org/la-voue/751-la-fete-du-patois-2015-a-reigner)
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