On évoque souvent le mille-feuilles administratif français. Mais l’image est-elle bonne?
Il est plus simple de dire que le problème vient du dédoublement entre les régions et les départements, et que ce dédoublement est issu de l’incertitude face à l’héritage de la Révolution. Il a été ressenti que les départements étaient trop petits, inadaptés, qu’ils bloquaient l’initiative, qu’ils représentaient une contrainte; on a voulu les alléger en créant des régions qui acquerraient des compétences plus fortes – mais sans oser les supprimer. Ce don de la Révolution avait quelque chose de sacré; c’était un marqueur républicain. Et puis les régions ressuscitaient trop l’ancien régime: en France c’est interdit. On avait beau avoir supprimé le calendrier révolutionnaire, dénué de fondement, perçu comme inepte, ou comme tombant de la lune, les départements semblaient avoir fait leurs preuves.
Pourtant, Dieu sait que personne ne vit dans une rivière: les noms mêmes étaient abstraits, dénués de sens. L’institution des départements, tous rationnellement conçus, rappelle ce que Joseph de Maistre disait des républicains en général: ils entendent créer un monde nouveau à partir de l’intelligence, mais celle-ci en réalité ne crée rien; la réalité des pays, des régions, s’impose à partir de la nuit de l’âme: leurs principes conduisent, avant même qu’on découvre leur existence: jamais on ne les a inventés; ils se sont révélés à la conscience après être apparus.
Le fait est que si on avait ressuscité les anciennes provinces et supprimé les départements, on aurait déjà limité de beaucoup le nombre de collectivités territoriales, et évité la superposition chaotique de l’héritage révolutionnaire et de l’héritage médiéval. Et qui devait vraiment s’en plaindre? Il n’y a qu’en Amérique qu’on a pu imposer des frontières nouvelles, sans rapport avec ce qui existait auparavant – tracées à la règle; et il en est ainsi parce que ce qui est venu s’est imposé radicalement à la population antérieure, de la manière que l’on sait. Mais en France, il s’agissait des mêmes gens; ils étaient mêlés: on ne distinguait pas de façon claire les républicains rêvant d’un monde à venir, entièrement créé par la raison, et les êtres attachés simplement aux formes anciennes, parlant à leur cœur – comme les terrains de chasse parlaient aux Sioux. En Europe, tous les pays, sauf la France, ont conservé les anciennes subdivisions, issues du vieux temps; on peut prétendre, comme Robespierre et Saint-Just, changer depuis le cerveau la face du monde: cela ne marche pas !Naturellement, il y en aura pour prétendre que les anciennes provinces ne peuvent pas être restaurées parce que beaucoup étaient trop petites. Mais il n’est pas difficile d’accepter le principe que dans le cas où il est clair que leur existence était juste due à des privilèges seigneuriaux, liés notamment aux lubies des monarques, et que le peuple n’y était pas réellement sensible, on peut les rattacher à des provinces plus grandes – souvent aussi plus vieilles.
En outre, le faible peuplement et le poids de Paris, ont pu diluer depuis la Révolution, dans certaines portions du territoire, le sentiment régional; on peut donc admettre des fusions. Veut-on dire que les départements protègent le monde rural? Il faut donner aux communes, qui sont les anciennes paroisses, plus de prérogatives, quitte à leur demander de s’unir, pour éviter la dispersion. Les communautés de communes doivent avoir les mêmes droits que les métropoles.
On mettra fin ainsi au mille-feuilles, sans que cela nuise à personne. Le projet révolutionnaire initial était d’ailleurs de donner une forme de souveraineté aux communes: pas d’inventer un monde nouveau à partir de la pensée administrative.
(Je voudrais préciser que, en Savoie, le découpage départemental, qui ne date pas de la Révolution, mais lui est postérieur, correspond à peu près à d’anciennes délimitations, notamment à l’époque de François de Sales, le Chablais étant sous son influence pour les raisons que l’on sait et le Genevois et le Faucigny étant compris dans l’apanage des ducs de Genevois-Nemours, qui avait une forme d’autonomie vis à vis de Chambéry; ce que j’ai dit ne la concerne qu’à demi.)
par Rémi MOGENET